Je ne distribuerai pas La Tragédie des siècles 2/4
par Jimmy Trujillo | 20 avril 2023 |
Interprétation prophétique et histoire: une histoire d’amour?
Dans le premier article, je signalais que le livre contenait un nombre important d’erreurs historiques. (Erreurs «par répétition»; erreurs «par sélection de la portion d’histoire retenue»; erreurs «par exagération»). J’ai donné quelques exemples de ces erreurs.
Certains parmi nous s’en accommodent en disant qu’Ellen G. White n’est pas historienne et qu’elle n’a donc pas voulu faire œuvre d’historienne. Mais certaines des affirmations prophétiques de l’autrice utilisent des dates historiques comme preuves de la réalisation de la prophétie.
Concernant la suprématie papale, et utilisant de nouveau l’exagération, La Tragédie des siècles affirme que «C’est ainsi que le pape en vint à être presque universellement reconnu comme le vicaire de Dieu sur la terre, et investi d’une autorité suprême sur l’Église et sur l’État».[1] Cette affirmation de l’universalité de l’autorité suprême de la papauté est répétée plusieurs fois.
«Au sixième siècle, dit Ellen G. White, […] l’évêque de Rome était reconnu chef de toute la chrétienté.»[2] L’autrice fait référence à plusieurs reprises à cette notion de «chrétienté». Elle ne la définit pas. Toutefois, la notion semble être en lien avec les mots «univers, terre et monde entier». Un ensemble géographique. Mais lequel? Pas celui occupé par l’empire romain d’orient et l’ensemble de ses églises qui échappent complétement à l’autorité pontificale. Pas non plus les territoires occupés par les peuples barbares qui restent à évangéliser ou qui sont chrétiens mais ariens. Pas la Gaule qui, quoique catholique depuis Clovis, n’accepte pas la suprématie pontificale. Pas non plus l’Espagne et le sud italien conquis par l’Islam au 7ème siècle. Pas non plus les territoires schismatiques: schisme avec les Églises de l’empire Romain d’Orient; schisme avec l’Angleterre d’Henri VIII; schisme avec les pays de confession protestante: l’Angleterre, une grande partie de l’Allemagne, environ la moitié des cantons suisses, les Pays-Bas, les pays scandinaves.
Pas non plus le reste du monde, inconnu ou peu connu. Donc, sans doute, «l’universalité» dont il est question ne concerne qu’un tout petit bout de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Europe.
Ellen White précise qu’ainsi débute la période prophétique des 1260 jours/années caractérisée par «l’oppression papale».[3] Aux pages 287 et 476, elle indique la date de 538 comme début de ce décompte. Nous ne sommes plus seulement dans la science historique. Nous entrons dans l’interprétation prophétique qui utilise des événements et des dates historiques.
Que s’est-il passé en 538 qui justifie le début de cette longue période de 1260 jours/années d’oppression papale?
Ellen G. White ne le dit pas! Elle ne mentionne pas les circonstances de cette accession à la suprématie. Elle n’indique même pas le nom du pape qui a ainsi acquis une telle autorité. Elle pose son affirmation comme un postulat. Mais alors, quelle est l’utilité d’en appeler à l’histoire, c’est-à-dire à la réalité des faits? Cela n’a de sens que si, et seulement si, l’histoire démontre la justesse des affirmations. Au risque, sinon, de devoir affirmer que les historiens se trompent et de réécrire l’histoire; ce qui est fréquent, mais ce n’est pas l’histoire, c’est seulement une lecture idéologiquement marquée de l’histoire pour pouvoir continuer à se donner raison.
Qu’en est-il de 538?
Nicholas P. Miller (titulaire d’un doctorat, professeur d’histoire de l’Église au Séminaire adventiste de théologie, à l’Université Andrews, à Berrien Springs, au Michigan, États-Unis) écrit:
Cependant, après que le choc et la netteté des événements des années 1790 se fussent estompés, certains érudits n’arrivaient pas à voir un événement décisif en 538 apr. J.-C.[4]
Miller poursuit:
L’absence d’une réponse claire a amené certains commentateurs à déclarer que l’an 538 n’a aucune signification inhérente, et qu’on l’a choisi simplement en raison de sa relation pratique avec la fin décisive en 1798.[5]
Il propose donc une autre explication. Celle d’un cadre juridique à travers un édit de l’empereur Justinien de 534,[6] qui fait du pape de Rome le chef spirituel de toute la chrétienté. Selon le professeur Miller, ce cadre ne sera applicable qu’en 538, date de la libération de la ville de Rome du joug ostrogoth.
Malheureusement, aucune trace de l’application de ce décret n’est trouvée dans l’histoire. Au contraire! C’est le général romain de l’armée de Constantinople, Bélisaire, qui destitue le pape en place et qui nomme le nouveau pape Vigile. Mais lorsque ce pape s’oppose à Justinien dans les décisions théologiques que ce dernier prend (Affaire des Trois Chapitres), le pape est arrêté, conduit à Constantinople et retenu «captif» dans la ville impériale jusqu’à ce qu’il cède et déclare son accord avec les décisions de Justinien. Il pourra rentrer à Rome, mais il n’y arrivera jamais car il mourra sur la route du retour. Voici comment Klaus Schatz, professeur d’histoire de l’Eglise au Studium des jésuites Sankt Georgen à Francfort, analyse l’affaire des Trois chapitres en lien avec notre sujet:
L’affaire des Trois chapitres entraina un affaissement sans précédent de l’autorité du pape, non seulement en Orient, mais également et plus encore en Occident. Le présupposé historique était que depuis 536, Rome se trouvait sous l’autorité de Byzance. Pendant plus deux siècles les papes allaient être les sujets de l’empereur.[7]
Ce que le sixième siècle et les siècles suivants révèlent, c’est la suprématie sans contestation du pouvoir séculier. Cet absolutisme se heurtera tout au long de l’histoire à cet autre absolutisme qu’est le pouvoir religieux. L’issue du bras de fer sera souvent en faveur des rois et des empereurs. (Charlemagne, Philippe le Bel, les Princes Allemands, Henri VIII d’Angleterre, Charles Quint lui-même, pourtant catholique, Louis XIV, etc.)
Un continent sans habitant et une colonisation pacifique
Parmi les autres utilisations de l’histoire en lien avec la prophétie, relevons également l’interprétation d’Apocalypse 13.11. Pour Ellen White, l’arrivée des puritains en Amérique se fait dans «un pays désert».[8] De ce «petit troupeau» va naître «une puissante fédération d’Etats, et le monde a vu avec étonnement se développer dans la paix et la prospérité, une Eglise sans pape et un Etat sans roi».[9]
Dans la lecture qui est faite de la prophétie d’Apocalypse 13, l’autrice voit dans les Etats-Unis «la bête qui monte de la terre, qui avait deux cornes semblables à celles d’un agneau». Elle commente ainsi: «Au lieu d’abattre d’autres Etats pour s’établir à leur place, la nation en question doit s’élever sur un territoire jusqu’alors inoccupé et se développer de façon graduelle et pacifique.»[10] A la page suivante elle parle aussi de «conquête pacifique» et, dans la symbolique de l’agneau à deux cornes, de «la jeunesse, l’innocence et la douceur».[11] Pays désert, inoccupé! Conquête pacifique et paisible! Cela fait sans doute partie, au même titre que le Mayflower et ses 35 puritains qui fondent une nation, des mythes fondateurs des Etats-Unis. Peut-être que les colons de l’époque y ont cru. Ellen White sans doute elle-même. Mais nous sommes là, encore une fois, dans l’historiographie de combat et non dans l’histoire réelle.
D’ailleurs, personne ne l’ignore. L’Amérique du Sud, comme l’Amérique du Nord, étaient occupées par toute une série de peuples et de Nations. Et la conquête s’est effectuée bien souvent dans la violence et les guerres. Guerres entre Nations colonisatrices. Guerres contre les Amérindiens (Guerres Indiennes). Guerre d’indépendance. Guerre de Sécession, etc.
Lors de son voyage d’études aux États-Unis, Alexis de Tocqueville pouvait écrire:
Les Espagnols, à l’aide de monstruosités sans exemples, en se couvrant d’une honte ineffaçable, n’ont pu parvenir à exterminer la race indienne, ni même à l’empêcher de partager leurs droits; les Américains des États-Unis ont atteint ce double résultat avec une merveilleuse facilité, tranquillement, légalement, philanthropiquement, sans répandre de sang, sans violer un seul des grands principes de la morale aux yeux du monde. On ne saurait détruire les hommes en respectant mieux les lois de l’humanité.[12]
Tocqueville, par les mots «légalement» et «philanthropiquement» fait sans doute référence au système des «réserves» où les survivants indiens des différentes guerres furent parqués.
Les déportations systématiques des Indiens commencèrent dès 1806. C’est sous la présidence d’Andrew Jackson (1829-1837) que le Congrès des États-Unis autorisa officiellement ces déportations par l’adoption, le 28 mai 1830, de l’Indian Removal Act (‘Loi sur le déplacement indien’); notons l’usage du mot removal (déplacement) au lieu de ‘déportation’.[13]
Quant à «sans répandre de sang», c’est une autre histoire. Les guerres indiennes se poursuivirent avant et après la guerre de Sécession. Certains historiens parlèrent de racisme mais aussi de génocide, non seulement en raison des massacres de tribus entières, mais aussi des destructions de réserves de nourriture, comme l’abattement de troupeaux entiers de bisons. Ces tactiques réduisirent le nombre d’indiens de manière drastique.
Entre l’arrivée des ’Pères pèlerins’ en 1620 à bord du Mayflower dans la baie de Plymouth et 1860, les Indiens des États-Unis avaient perdu la quasi-totalité de leurs terres ancestrales. Ils perdront le reste au cours du siècle qui suivra. Ne subsisteront que quelques minuscules réserves indiennes.[14]
Comment dire alors «pays inoccupé et conquête sans violence»? Serait-il possible d’imaginer que cela est ainsi perçu parce que, contrairement aux Espagnols en Amérique du Sud, il n’y a pas eu, au Nord, un Bartolomeo de las Casas pour affirmer et faire valoir que les Indiens étaient des êtres humains? Ni des enfants ni des animaux. «Inoccupé d’êtres humains»? Impossible d’imaginer cela.
L’image de l’agneau doux et pacifique ne correspond pas à ce que l’histoire de la conquête américaine et de la naissance des USA raconte. Même les deux cornes que porte l’agneau d’Apocalypse 13, comprises comme «le protestantisme et le républicanisme» n’ont pas empêché cette jeune Nation de se comporter d’abord comme toutes les puissances colonisatrices, et ensuite comme une Fédération qui défend, parfois comme un dragon, ses propres intérêts.
- Ellen G. White; La Tragédie des siècles, Editions Vie et santé, 1983; p.52 ↑
- Ibid. p. 54 ↑
- Ibid. p.55 ↑
- Nicolas P. Miller, Comprendre la prophétie des 1260 années AdventistWorld.org / Janvier 2019 ↑
- Ibid. ↑
- Ted Wilson, dans une de ses interventions, indique, quant à lui, la date de 533. ↑
- Klaus Schatz, La primauté du pape, Cerf, 1992; p.87 ↑
- Ellen G. White, La Tragédie des siècles, Editions Vie et santé; 1983; p. 314 ↑
- Ibid. p. 319 ↑
- Ibid. pp. 476-477 ↑
- Ibid. p. 478 ↑
- Alexis de Tocqueville; De la Démocratie en Amérique, tome 1; l’état actuel et l’avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis; p.452. ↑
- USA: Histoire (1) – Les premiers habitants; https://www.axl.cefan.ulaval.ca › amnord ↑
- USA: Histoire (1) – Les premiers habitants; https://www.axl.cefan.ulaval.ca › amnord ↑
Au cours des années, Jimmy Trujillo a travaillé au sein l’église Adventiste en tant que pasteur, responsable de la jeunesse à la Fédération France Sud et à l’Union Franco-Belge ainsi que secrétaire puis président de cette même Union. Il jouit maintenant d’une retraite bien remplie.
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