Théologie et autobiographie – voir le monde au travers de ses lunettes
par Reinder Bruinsma | 12 septembre 2024 |
J’ai presque fini de lire le livre le plus récent du professeur Stefan Paas. Il enseigne la théologie systématique et la missiologie à l’université libre d’Amsterdam. La plupart de ses écrits sont en néerlandais. (Ce dernier livre est en néerlandais, mais je ne serais pas surpris s’il y avait bientôt une édition anglaise.) En français, le titre du livre se traduit par Paix sur la Terre, et le sous-titre: Salut et rédemption, à notre époque.
Le Dr Paas aborde la question de savoir comment la bonne nouvelle du salut peut effectivement «prendre racine» dans le monde d’aujourd’hui – dans toute sa diversité et pluralité. Le livre est instructif et inspirant, mais l’introduction (une cinquantaine de pages) a particulièrement attiré mon attention.
L’auteur commence par nous raconter son chemin de foi personnel. Il est né dans une famille appartenant à l’une des plus petites confessions calvinistes conservatrices qui, depuis le XIXe siècle, ont enrichi le paysage religieux néerlandais. L’église dans laquelle Paas a grandi représente une sorte de calvinisme qui met l’accent sur les aspects émotionnels et expérientiels de la foi chrétienne. Sa principale préoccupation, c’est d’avoir la pleine assurance du salut. Pour acquérir la certitude d’être sauvé, il faut avoir la preuve incontournable de sa conversion. Il s’agit d’une sorte d’expérience religieuse très similaire à celle du piétisme du XIXe siècle qui comptait de nombreux adeptes en Allemagne et dans d’autres régions européennes.
Stefan Paas a fait l’expérience d’un «drame de conversion», comme il l’appelle, à l’âge de dix-huit ans. Un soir, il a senti que quelque chose de dramatique devait se produire. Il a ouvert sa Bible et a lu Romains 2.4 où l’apôtre Paul déclare que c’est la bonté de Dieu qui amène à la repentance et à la conversion. Cette idée l’a frappé comme un éclair. La conversion ne résulte pas de la peur du jugement divin, mais de la bonté de Dieu! Soudain, il en était certain: Dieu était avec lui!
Paas n’est pas resté dans la dénomination conservatrice dans laquelle il a grandi et a finalement découvert que l’Eglise protestante des Pays-Bas (PKN) lui convenait mieux spirituellement. Il s’agit de la plus grande confession protestante des Pays-Bas, avec des groupes qui oscillent entre très libéraux et très conservateurs – la plupart de ses membres (y compris Paas) se situant quelque part entre les deux.
Sa théologie reste fondamentalement calviniste, mais certains éléments trahissent ses racines religieuses plus orthodoxes, alors que d’autres facettes reflètent une orientation évangélique.
Théologie et autobiographie
Paas ne méprise pas son éducation piétiste. Il reconnaît que cela fera toujours partie de qui il est. Lorsqu’il examine le foyer spirituel de son enfance, il le fait au travers des lunettes de son contexte calviniste particulier – où l’accent est placé sur l’expérience religieuse et les émotions qui l’accompagnent. A bien des égards, il s’en est éloigné, mais cela reste une partie intégrante de la paire de lunettes au travers desquelles il voit son passé et la société qui l’entoure.
«Nous pouvons découvrir des choses qui, rétrospectivement, ne nous plaisent pas, estime Paas, mais nous devons nous abstenir de cracher dans notre soupe.» Son parcours religieux personnel continue inévitablement à teinter son approche de la théologie. «La façon dont nous ‘faisons’ de la théologie, affirme-t-il, est toujours ancrée dans une certaine tradition et dans un contexte particulier, et elle est également, d’une certaine façon, façonnée par la personnalité de chacun.»
En d’autres termes, la théologie est toujours, au moins dans une certaine mesure, autobiographique. L’essentiel de la bonne nouvelle, c’est que Dieu vient à nous et se révèle à nous. Mais, selon Paas, Dieu ne peut nous rencontrer que dans le contexte de nos circonstances propres puisque chaque expérience religieuse est vécue au sein du conditionnement social, culturel et religieux de chacun.
Il n’existe pas d’opinions religieuses totalement neutres. Elles viennent toujours de quelque part.
Je cite: «Nous rencontrons Dieu en tant qu’êtres culturels, au beau milieu des expériences qui nous sont propres» (p.36). Dans notre réflexion concernant la foi, il s’agit d’un point de départ important, mais nous devons veiller à ne pas limiter la foi et le salut de Dieu à nos propres expériences ou à les identifier pleinement à une tradition ou à une dénomination particulière. «En développant notre théologie, il nous faut éviter d’enfermer Dieu dans nos expériences personnelles ou de les identifier complètement avec Dieu.»
Il existe de nombreuses similitudes entre le contexte religieux dans lequel Stefan Paas a grandi et le milieu adventiste de ma jeunesse. Il en va de même en ce qui concerne les parcours spirituels que beaucoup d’entre nous ont parcourus en mûrissant et en devenant d’actifs théologiens. Contrairement à Paas, je n’ai pas découvert mon foyer spirituel dans une autre dénomination. Mais, comme Paas, j’ai constamment cherché l’espace dont j’avais besoin lorsque mon approche des diverses doctrines et particularités culturelles adventistes a changé.
Ainsi, ma façon de voir l’adventisme et le monde qui m’entoure découle inévitablement de la paire de lunettes que j’ai reçue lors de mon éducation adventiste.
L’adventisme de mes parents, qu’ils ont absorbé dans les années quarante aux Pays-Bas, a été la base mon adventisme alors que je fréquentais l’école du sabbat des enfants et que je grandissais dans notre petite église de 25 membres. C’était une variété européenne de l’adventisme. On pourrait même parler d’une variété allemande puisque de nombreux pasteurs venaient d’Allemagne ou y avaient étudié. De plus, jusqu’à la deuxième guerre mondiale, l’église des Pays-Bas était une unité administrative de l’église adventiste allemande. Notre adventisme avait des traits calvinistes indéniables. Les choses à faire et à ne pas faire le jour du sabbat étaient étonnamment similaires à celles de mes amis et de mes camarades de classe qui observaient le dimanche.
Mon adventisme a, bien sûr, été ensuite influencé par mes études théologiques universitaires et, plus tard, par mon travail pour la dénomination dans divers pays et divers rôles. Il a été également façonné par les livres que j’ai lus et ceux que j’ai écrits; ainsi que par les joies et les chagrins que j’ai rencontrés au fil de ma vie. Tout cela constitue les lunettes au travers desquelles je vois ma foi et mon église: la congrégation locale à laquelle j’appartiens, l’église de mon pays et le mouvement adventiste mondial.
Ma paire de lunettes
Certains n’apprécieront peut-être pas que j’admette l’aspect subjectif de ce que je vois lorsque je regarde au travers des lunettes de mon histoire et de mes expériences personnelles. La vérité, disent-ils, est objective. Dieu nous révèle sa vérité si nous nous ouvrons à ce qu’il veut nous dire. Il n’y a qu’une seule paire de lunettes au travers de laquelle nous devons regarder notre église et le monde religieux et laïc qui nous entoure, diront-ils: à savoir la Bible – la «simple» Parole de Dieu. Il faut donc se débarrasser de ses lunettes personnelles ou, tout au moins, les nettoyer soigneusement afin que ce que l’on voit ne soit pas obscurci par les saletés et les poussières qui s’y seraient collées.
Oui, les métaphores ont leurs limites. La question de savoir si nous pouvons ou non ajuster la puissance de nos verres, changer leur couleur ou trouver un produit de nettoyage parfaitement efficace reste ouverte au débat. Cependant, un point fondamental ne laisse aucun doute: nous ne pouvons pas nous débarrasser de notre paire de lunettes. De nombreux malentendus, voire des controverses et bien des malheurs, ont résulté de l’incapacité ou du refus d’accepter cette réalité. Insister sur le fait que nous devons – et pouvons – faire abstraction de nos lunettes personnelles, ou que nous devons tous regarder au travers de lunettes identiques (prescrites par la Conférence Générale), comporte le danger de transformer notre communauté de foi en secte plutôt que de la traiter en communauté vivante.
Je n’ai pas d’autre paire de lunettes que celle que la vie m’a donnée. Par exemple, je ne peux pas poser mon regard sur le monde comme un incroyant le ferait. Oui, je peux essayer de comprendre les caractéristiques de la vision du monde laïque et postmoderne, mais même si je partage certaines de ses spécificités, en fin de compte, je ne peux pas mettre ma foi entre parenthèses. Je change peut-être la façon dont je formule et pratique ma foi, mais je reste un croyant.
J’ai étudié d’autres religions et les différentes branches du christianisme, mais je ne peux pas observer le monde au travers de lunettes musulmanes, catholiques ou méthodistes. Une variété particulière de l’adventisme a façonné ma vie et ma pensée. Cela m’a empêché de faire certaines choses et m’a conduit à mener un style de vie particulier, dans un contexte culturel spécifique. Cela a joué un rôle dans la sélection de mes amis et dans le choix de mon métier. Je ne peux pas simplement décider de jeter ma paire de lunettes.
La paire de lunettes des trois anges
La prise de conscience du fait que nous regardons tous les choses au travers de nos propres lunettes a des implications fondamentales sur la manière dont nous partageons notre foi avec les gens de notre propre culture et, plus encore, avec les hommes et les femmes d’autres régions du monde occidental ainsi que du monde non occidental. La bonne nouvelle ne peut les atteindre que si elle leur est annoncée de manière crédible et authentique. Cela signifie tout d’abord que nous ne pouvons espérer être des porteurs véritables et efficaces de la bonne nouvelle que si nous croyons vraiment nous-mêmes au message que nous cherchons à communiquer.
Il s’agit, à mon avis, d’un défi majeur dans l’action missionnaire actuelle de l’église adventiste; particulièrement lorsqu’elle concerne des segments majeurs de l’église dans le monde occidental. L’église encourage des efforts d’évangélisation dans lesquels les messages des trois anges constituent le thème récurrent et au sein desquels la bonne nouvelle de l’évangile tend à être présentée comme un ensemble de doctrines bien empaquetées. Il semble qu’il n’y ait qu’une seule perspective à travers laquelle tous les membres d’église sont censés considérer la tâche missionnaire collective. Ils sont invités à répondre à l’appel à «l’implication totale des membres» lancé par la Conférence Générale par un «J’y vais» bien assuré, puis à marcher tous dans la même direction et avec les mêmes bagages.
Pour beaucoup, cela ne fonctionnera pas, car il leur est impossible de regarder au travers de lunettes qui ne sont pas les leurs. Pendant ce temps, leur propre paire n’est pas respectée.
Les lunettes des autres
La bonne nouvelle ne peut «prendre racine» que si elle parvient à toucher ceux que nous cherchons à atteindre. Les autres ont leur propre paire de lunettes. Ils ne peuvent «voir» le monde que selon leurs propres perspectives historiques, culturelles et religieuses. Et ils ne peuvent considérer la foi chrétienne que depuis l’enceinte de leur propre monde culturel. Lorsque cela n’est pas reconnu, ou de façon insuffisante, l’action missionnaire aboutira, dans de nombreux cas, à un mélange de valeurs adventistes avec des croyances et coutumes traditionnelles ou à une sorte d’adventisme de style occidental qui ne s’adresse pas vraiment aux âmes des convertis.
Lorsque nous témoignons de notre foi, nous devons toujours garder à l’esprit le fait que Dieu s’adresse aux êtres humains dans leur contexte. C’est l’acte de grâce magnanime de Dieu. Si nous voulons être des «missionnaires» crédibles et authentiques, nous devons suivre l’exemple de notre Seigneur incarné. En tant qu’homme juif du premier siècle, il est entré dans un environnement religieux et politique unique, adaptant son approche aux différents publics qui faisaient partie de son entourage. Il a fait cela parfaitement, en s’adressant à tous selon sa perspective divine-humaine unique.
Notre perspective humaine est profondément affectée par notre histoire et notre contexte. Notre «point de vue» (la vue depuis un point) est peut-être imparfait, mais il est le seul à partir duquel nous voyons notre église et le monde qui nous entoure. C’est la condition absolue pour partager la bonne nouvelle de manière crédible. Notre message «prendra racine» dans nos «champs missionnaires», proches et lointains, si nous parvenons à nous connecter au contexte de notre audience et à reconnaître que tous ont le droit de porter leurs propres lunettes lorsqu’ils nous considèrent, nous, notre église et le message que nous cherchons à communiquer.
Reinder Bruinsma vit aux Pays-Bas avec sa femme, Aafje. Sur trois continents, il a servi l’église adventiste dans les domaines de l’édition, de l’éducation et de l’administration. Il maintient toujours un emploi du temps bien chargé, partagé entre la prédication, l’enseignement et l’écriture. Il blogue sur http://reinderbruinsma.com/. La version anglaise de cet article est parue le 4 septembre 2024 sur le site d’AdventistToday.
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