Cette musique du diable!
par H. Jen Cohen | 15 septembre 2023 |
Les églises se sont divisées sur beaucoup de sujets, mais décider quels instruments sont jugés appropriés pour le service de culte a été la controverse la plus fascinante et la plus durable.
Pendant des siècles, la musique chrétienne s’est calquée sur les styles de musique populaires. Cependant, après le mouvement de tempérance conservateur de l’époque victorienne, les chrétiens ont commencé à privilégier les hymnes désuets ou classiques.
Puis, à partir des années 1950 et tout au long du Jesus Movement dans les années 1960, les musiciens ont commencé à expérimenter avec des styles contemporains pour atteindre le public non religieux. La musique chrétienne contemporaine a véritablement fait son apparition à la fin des années 1970 et 1980, et la controverse à son sujet n’a jamais cessé.
Peu à peu, cette musique contemporaine s’est frayé un chemin dans les services religieux officiels. Alors que les paroles de la musique de louange contemporaine n’étaient pas mauvaises en soi – beaucoup étaient en fait des passages des Ecritures – certains pensaient que les traditions sacrées étaient profanées par les instruments de musique et les rythmes modernes.
Certains l’aimaient, considérant que c’était une façon de s’adresser à la nouvelle génération et d’aider les individus moins traditionnels à se sentir plus connectés lors du service de culte, d’autres ont regimbé devant cette nouvelle intrusion. Les attributs vitaux du culte tels que la sainteté et la révérence semblaient être en jeu, et ces nouvelles formes de musique étaient considérées comme inappropriées en raison de leur côté énergique et émotionnel plus présent.
Y a-t-il quelque chose d’intrinsèquement saint ou diabolique au sujet d’un instrument de musique? Qu’est-ce qui le rend inapproprié ou, au contraire, idéal pour son utilisation dans un service sacré?
L’orgue à tuyaux
Revenons dans le temps, à l’époque où beaucoup de gens ne considéraient pas l’orgue à tuyaux comme l’instrument le plus conservateur et le plus «pieux».
L’orgue (ὄργανον prononcé organon) a été inventé par le mathématicien grec Ctésibius d’Alexandrie au 3ème siècle avant notre ère. Il semble avoir été créé pour accompagner les rituels païens, les jeux sanglants et violents et le théâtre profane. Par conséquent, les premiers chroniqueurs de l’église ont classé l’orgue dans la catégorie des instruments païens, avertissant avec emphase que «les vierges chrétiennes devaient être sourdes à sa musique». (Faulkner, 1990; p. 93).
L’orgue à tuyaux n’a été utilisé dans le culte chrétien que vers l’an 900 de notre ère – et même alors, il était controversé. Il avait conservé sa mauvaise réputation en raison de son utilisation lors des fêtes idolâtres et des foires vendant du plaisir. A la suite de la Réforme, l’orgue a fait de nouveau l’objet d’un examen minutieux: il a été décrit comme la «cornemuse du diable», la «trompette du diable» et même le «séducteur attirant au culte de l’Antéchrist romain» (Engle & Burnett, 2011, p. 113; Harper, 1991, p. 133).
Martin Luther lui-même appelait l’orgue «l’enseigne de Baal» (McClintock & Strong, 1894, p. 762). Plus tard, les puritains se sont donnés beaucoup de mal pour détruire ces «instruments de vilenie», car le fait que les orgues aient trouvé leur place dans le service de culte était pour eux épouvantable.
L’orgue était en mauvaise posture. Il avait été désigné comme étant, au mieux, laïque, et, au pire, carrément païen. Mais aujourd’hui, beaucoup le considèrent comme le plus sacré de tous les instruments de musique – le seul instrument acceptable dans l’église.
Harpe, violon, piano et guitare
Certainement, un instrument approuvé par la Bible et aussi angélique que la harpe a connu un meilleur sort auprès des dirigeants de l’église? Eh bien non.
Thomas d’Aquin a écrit: «Notre église n’utilise pas, pour louer Dieu, des instruments de musique tels que les harpes et les psaltérions afin de ne pas sembler se judaïser» (Plumer, 1866, p. 412). Il affirmait aussi que de tels instruments étaient utilisés à l’époque de l’Ancien Testament car, en ces temps éloignés, les gens étaient plus «grossiers et charnels» (Aquin, c. 1224-74; 2a.2ae.91).
En raison de tous ces discours sur ses aspects «grossiers et charnels», et en raison de l’influence de la judéophobie et de l’antisémitisme, l’église est devenue réticente à utiliser les harpes et les psaltérions.
Après que les gens se sont enfin faits une opinion sur l’orgue et la harpe, un nouvel instrument ignoble est apparu dans l’église: le violon. Cet instrument était considéré, par les dirigeants de l’église, comme «l’instrument du diable». Ce qui lui a valu ce surnom maudit, c’est qu’il était joué lors de célébrations publiques, de festivités dansantes et dans des lieux d’enivrement incontrôlé. Des artistes classiques, tels que Hendrick Goltzius, Arnold Böcklin, Frans Franckin, Hans Holbein et autres ont représenté le diable et/ou la mort tel un squelette jouant du violon.
Mais, dans son contexte classique, le violon serait-il exempt de connotations négatives? Cela aurait pu être le cas… sans le compositeur et violoniste du XVIIème siècle, Giuseppe Tartini. Après avoir entendu pour la première fois sa Sonate pour violon en sol mineur jouée par le diable dans un rêve, Tartini, à son réveil, en a rapidement écrit la musique. Elle est devenue sa célèbre Sonate des trilles du diable. Selon la rumeur, Tartini aurait vendu son âme au diable violoniste pour acquérir cette musique; et cela a peut-être inspiré des légendes et des chansons telles que The Devil Went Down to Georgia dans laquelle le diable cherche à gagner l’âme d’un jeune homme en le défiant au violon.
Après un certain temps, même l’infâme violon a conquis les dirigeants de l’église, et il a trouvé sa place dans les services religieux… à condition que certains sons ne soient jamais joués. Le plus important à éviter était surnommé «le diable de la musique», le Mi Contra Fa (un mi joué aux côtés d’un fa), mais aussi les dissonances de «sons chromatiquement liés tels que F♮ et F♯» (Werckmeister, 1702; p. 6).
Voici donc une nouvelle idée: le diable peut non seulement résider dans les instruments, il peut aussi s’infiltrer dans les notes et les transitions musicales.
Finalement, même le triton satanique est devenu inoffensif, mais quelque chose de pire est venu envahir la bonne société: le piano droit. Au beau milieu des saloons, des cantinas et des salles où on joue de l’argent, le piano était connu pour accompagner les airs favoris du ragtime dans des endroits mal famés. Les dirigeants de l’église ont donc dénoncé les saloons, et avec eux, le piano, et ils ont insisté qu’aucune congrégation honorable ne devrait faire l’usage d’un tel outil musical de débauche lors d’un service de culte révérencieux.
Le temps a passé, et finalement, le piano droit a été accueilli dans l’église.
Le mouvement hippie des années 1960 a introduit la guitare dans les églises. Bien sûr, cela a été désapprouvé: c’était, après tout, le symbole d’une contre-culture qui prônait l’amour libre et l’usage de drogues. Pourtant, la guitare a commencé à se frayer un chemin dans bon nombre de chansons, profanes d’abord, puis religieuses. Bien qu’elle fût mal vue lors du service de culte, elle s’y est faufilée, lentement mais sûrement; et, même si elle n’est pas acclamée dans l’église, elle est au moins acceptée.
Enfin, un instrument biblique?
Finalement, après tous ces orgues païens, ces violons diaboliques, ces pianos obscènes et ces guitares hippies, un instrument a commencé à se frayer un chemin dans le culte religieux: le tambour ou tambourin. Le Psaume 150.4 dit à l’adorateur de louer le Seigneur avec le tambourin.
Malgré son origine biblique, il a été accueilli avec plus de fureur que les instruments précédents. Le christianisme conservateur a regimbé devant cet instrument en invoquant des raisons avec lesquelles le mouvement de tempérance de l’époque victorienne aurait été d’accord: il inciterait les passions et réveillerait des sensations totalement inappropriées pour l’adorateur pieux et respectueux.
Si le diable a un jour joué du violon, il était apparemment un expert en ce qui concerne la batterie. «Certains instruments n’étaient pas les bienvenus dans l’église… et les batteries étaient sans aucun doute du diable» (Baloche, 2010).
L’une des théories, c’était que le tambour biblique était très différent de la batterie moderne particulièrement bruyante. Sur ce point, ils avaient raison: le tambour biblique, (תוף prononcé tof) était un tambourin (sans les petites cymbales sur la circonférence) destiné à être tenu à la main. Et il était tenu à la main pour une raison très importante: cela libérait le reste du corps pour danser. En fait, c’est cela dont parle la deuxième partie du Psaume 150.4: les adorateurs doivent louer le Seigneur avec le tambourin et des danses.
Ainsi, une fois que les batteries seront entrées dans notre routine, peut-être que la danse de louange deviendra la prochaine horreur sur notre longue liste. Sommes-nous prêts?
Des distinctions absurdes
Dans le grand tableau historique, le fanatisme au sujet des instruments et des styles musicaux nous apparaît plutôt naïf et ridicule. On dit que le diable était, au ciel, un leader musical; il serait donc logique qu’il utilise la musique pour blesser et diviser le peuple de Dieu. Les humains sont des créatures de tradition, et lorsque nos idées humaines se trouvent mêlées aux paroles divines et, ce faisant, divisent et blessent les enfants de Dieu, notre louange et notre justice ne sont que des cymbales retentissantes (1 Cor. 13.1).
Quelle que soit la musique que nous rejetons ou que nous choisissons, Amos 5.21-23 nous rappelle que tout sacrifice de louange offert avec une piété dure et sans amour risque de devenir lui-même le culte diabolique et a peu de chances d’être accepté par un Père céleste rempli d’amour.
BIBLIOGRAPHIE
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H. Jen Cohen a été aumônière dans l’armée. Elle est maître de conférences à l’université d’Avondale et enseignante-chercheuse honoraire à l’université de St. Andrews (UK). La version de la Bible utilisée dans cette traduction est la Segond 21. La version anglaise de cet article est parue le 9 mai 2023 sur le site d’AdventistToday.
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