La mort d’Uzza – A qui la faute?
par Thandazani Mhlanga | 10 janvier 2023 |
Au Fort Saskatchewan, le 4 novembre 1960, à minuit, Robert Raymond Cook entreprend le voyage fatidique entre son cachot et le gibet qui l’attend – il est le dernier homme à être pendu dans la province de l’Alberta. Son procès (retransmis par les médias) ayant reposé sur des preuves circonstancielles, sa culpabilité a été souvent débattue dans des articles, des livres et même quelques pièces de théâtre.
Robert Cook a insisté jusqu’à la fin qu’il était innocent. Peu avant son exécution, il a donné à son avocat, David MacNaughton, un poème qu’il avait écrit. En voici un extrait:
Je vous demande donc: est-il surprenant que je sois condamné à la pendaison Pendant que le meurtrier de ma famille est en liberté… Peuples du monde, prenez garde, Quand un innocent meurt au bout d’une corde, il s’agit d’un meurtre.
Uzza
En parlant de sentence de mort, je trouve l’histoire d’Uzza, que l’on retrouve dans 1 Chroniques 13.1-11 et 2 Samuel 6.1-8, aussi surprenante et déconcertante que la première fois que je l’ai entendue. Les paroles poignantes du poème de Robert Cook capturent la difficulté que nous avons à «donner un sens» à l’histoire d’Uzza. Lorsqu’un innocent meurt aux mains d’un Dieu inconsidéré, ne s’agit-il pas de meurtre? Après tout, c’est peut-être grâce à Uzza que l’arche n’est pas tombée du chariot – ce qui aurait été embarrassant, sans mentionner irrespectueux. Et si Uzza n’avait rien fait pour empêcher sa chute, nous serions peut-être aujourd’hui en train de le critiquer pour sa négligence!
Cela explique sans doute pourquoi je n’ai jamais entendu de sermon s’inspirer de l’histoire d’Uzza. Comment essayer de comprendre un Dieu apparemment si plein de contradictions? Dans le Nouveau Testament, il nous invite à travailler avec lui et à partager la bonne nouvelle; cependant, dans l’Ancien Testament, il semble ne pas avoir besoin de notre aide. Uzza en est une bonne illustration: donne à Dieu un coup de main, et cela pourrait te coûter la vie.
Comment le jury de l’opinion publique religieuse résout-elle le cas d’Uzza? Que sous-entendent leurs diverses interprétations au sujet du caractère de Dieu? En d’autres termes, quelles sont les ramifications théologiques de cette histoire?
La volonté de Dieu
Les commentateurs bibliques ont pris, sur cette histoire, de nombreuses positions différentes. L’un d’eux a choisi de ne blâmer personne mais de créditer cet évènement à la volonté de Dieu que l’on ne peut jamais contester. Dans son commentaire, il avance:
La sévérité du sort d’Uzza nous semble exagérée si l’on considère la nature et la gravité de l’offense. Mais il ne nous appartient pas de nous positionner en tant que juges des interventions divines; de plus, il est apparent que le but de Dieu était d’inspirer un émerveillement pour sa majesté, une soumission à sa loi et une vénération profonde pour les symboles et les rites de son service d’adoration.
Mais est-ce aussi «apparent» que ce commentateur l’affirme? Si c’est le cas, il nous faut accepter l’idée que Dieu a tué Uzza pour des raisons pédagogiques. Cette idéologie est bien répandue au sein de la chrétienté: nous essayons souvent d’attribuer à Dieu les bons comme les mauvais évènements de nos vies. «Dieu a une leçon à t’enseigner» affirmeront certains chrétiens à quelqu’un en difficulté.
Alors que Dieu fait concourir toutes choses pour notre bien (Romains 8.28), de mauvaises choses arrivent aussi. Jésus argumente exactement cela lorsque des personnes le questionnent au sujet des galiléens que Pilate avait fait tuer (Luc 13.1-5).
Ainsi, si le mode opératoire de Dieu est de rendre ses enfants orphelins dans le but de déployer sa sainteté, il s’agit-là d’un Dieu terrifiant. Moi-même, père de trois enfants, chercherais à éviter un Dieu si dangereux.
La faute d’Uzza
S’appuyant sur différentes traductions, certains spécialistes du texte blâment Uzza pour sa fin tragique. Ainsi, la phrase «Dieu le frappa sur place à cause de sa faute» se retrouve souvent dans la traduction de 2 Samuel 6.7. L’hypothèse de base de tous ces arguments, c’est qu’Uzza était à blâmer. Sa négligence – peut-être même sa désobéissance car il savait qu’il valait mieux ne pas toucher l’arche – lui a coûté la vie.
En se basant sur leur étude de la Torah, certains spécialistes du Talmud, inconfortables avec l’idée de placer la responsabilité sur Dieu, ont accepté l’implication du texte que c’était la faute d’Uzza. Le rabbi Rashi, en commentant sur la traversée du Jourdain (Josué 4.18), s’intéresse au verset qui déclare «la plante de leurs pieds se posa sur le sec». Rashi explique que c’était l’arche qui les avait transportés sains et saufs de l’autre côté du Jourdain. Par conséquent, «c’est en cela qu’Uzza a été puni lorsqu’il a posé sa main sur l’arche; car si l’arche avait transporté ses transporteurs, elle était certainement capable de se transporter elle-même (Rashi sur Josué 4.18)».
Ainsi, Uzza aurait dû en être conscient, car l’arche avançait parfaitement bien sans son aide.
Un autre spécialiste du Talmud explique: «Dieu l’a frappé parce qu’il a soulevé les bords de son vêtement devant l’arche et a fait ses besoins en sa présence (Sota 35a 17).» Bien entendu, le texte ne dit rien à ce sujet: c’est une histoire ancienne et inventée qui cherche à expliquer un évènement qui semble tout aussi injuste à ce commentateur qu’à nous-mêmes.
La faute de David
Certains ont choisi de placer sur David la responsabilité de cet incident malheureux. En accord avec plusieurs autres spécialistes bibliques, Moïse Maïmonide explique:
Lorsque l’arche était déplacée d’un endroit à un autre, elle ne devait pas être transportée sur un animal ou un char. Au contraire, c’est une mitzvah qu’elle soit portée sur les épaules. Puisque David a oublié et l’a faite transporter sur un char, il y a eu un débordement [de la colère divine] sur Uzza.
Cet argument implique que la mauvaise préparation de David a coûté à Uzza sa vie. Les implications religieuses de cette idée sont immenses. Est-ce vrai qu’un leadership de mauvaise qualité dans l’église peut coûter à quelqu’un sa vie? Dieu punit-il les gens du peuple pour corriger les leaders? S’agit-il là d’un cas où Dieu punit les leaders en punissant les gens du peuple, comme lors des plaies d’Egypte (Exode 7-11.32)?
La faute des lévites
Après la mort d’Uzza, l’arche a été déposée dans le salon d’Obed-Edom pendant trois mois. Quand David décide de la faire enfin venir à Jérusalem, il fait référence à la mort d’Uzza en ces termes:
Parce que vous [les lévites] n’y étiez pas la première fois, l’Eternel, notre Dieu, nous a frappés (1 Chroniques 15.13).
Il ajoute cependant, «En effet, nous ne l’avions pas recherché conformément aux règles»; mais l’emploi de la première personne du pluriel n’efface pas néanmoins l’insinuation que les lévites sont les vrais coupables car ils n’ont pas fait ce qu’ils étaient censés faire – même si 1 Chroniques 13 affirme clairement que c’était David qui avait pris la décision finale de faire venir l’arche à Jérusalem sur un char neuf.
Uzza, le martyr
Certains spécialistes du texte ont même cherché à résoudre le cas déconcertant d’Uzza en lui donnant l’allure d’un saint et en l’associant à des noms tels qu’Enoch et Elie. Le rabbi Yochanan explique:
Uzza est entré dans le Monde-à-Venir, comme il est dit: «Avec l’arche de Dieu.» Tout comme l’arche existe pour toujours, de la même façon, Uzza est entré dans le Monde-à-Venir (Sotah 35a18).
Selon cette interprétation, Uzza est mort comme un saint martyr de l’arche de l’alliance.
A propos de mémoire et de rationalisation
Aucune des explications partagées ci-dessus ne m’a donné entière satisfaction. En tant que partisan de l’idée que «toute vérité est vérité divine», je me demande si la psychologie peut nous offrir ici quelques contributions pertinentes. Peut-être qu’il s’agit là d’un cas où, au moment de raconter une histoire, la mémoire a fait défaut.
Le chercheur Frederic Bartlett a donné à ses participants un texte à lire, puis il leur a demandé de la reproduire par écrit à différentes périodes – quinze minutes après jusqu’à plusieurs années plus tard. En comparant ces multiples reproductions, Bartlett a repéré des tendances constantes: une abréviation radicale de l’histoire, le remplacement de termes peu familiers par des mots plus courants et la rationalisation des éléments super naturels ou étranges.
Le récit biblique a une tradition orale indéniable; malheureusement, comme les psychologues le font remarquer, la mémoire humaine est notoirement peu fiable. Contrairement aux récits grecs et à de nombreux romans modernes qui utilisent une page ou deux pour décrire le cadre et le contexte de leur histoire, les récits bibliques, quant à eux, sont plutôt avares en détails. Ce style de narration est si répandu que lorsque le narrateur nous donne finalement quelques détails de second-plan, on comprend qu’ils sont essentiels à l’interprétation de l’histoire.
En concordance avec les découvertes de Frederic Bartlett, les étudiants de la Bible hébraïque peuvent attester combien le récit hébreu est pauvre en détails. Cela pourrait être le résultat de sa longue histoire de transmission orale. (Cela, je me dois d’ajouter, ne diminue en rien la puissance de Dieu; au contraire, cela l’affirme: Dieu a été capable de communiquer de façon consistante avec les êtres humains malgré leurs déficiences à retransmettre des histoires.)
Je suggèrerais que l’histoire d’Uzza fait la démonstration des points faibles de la mémoire humaine. Avec le temps, et chaque fois qu’une histoire est retransmise oralement, certains de ses détails disparaissent naturellement. Le produit final confirme la conclusion de Frederic Bartlett: lorsqu’on se remémore une histoire, on rationalise; et en se souvenant d’Uzza, peut-être que l’auteur a pensé que quelqu’un devait être tenu responsable et qu’une leçon de morale devait être tirée – et puisque cela ne pouvait être la faute de Dieu, il a placé le blâme sur Uzza. Donc, même si Uzza avait une déficience cardiaque et qu’il a souffert d’un infarctus au moment où il a vu un objet sacré se renverser sur lui, on a dû expliquer que c’était sans doute Dieu qui l’avait exécuté en raison de son erreur de jugement.
Je préfère défendre le caractère de Dieu plutôt que le texte de l’histoire. Vous me trouverez donc peut-être, moi aussi, coupable de rationalisation quand je dis que je crois que Dieu et la mort ne sont pas partenaires (cf. 1 Corinthiens 15.26); bien au contraire, ils sont ennemis. Dieu ne collabore pas avec la mort; il est en guerre contre elle.
Je suis curieux: comment expliquez-vous cette histoire?
Thandazani Mhlanga est un pasteur, éducateur, conférencier et auteur qui, à l’heure actuelle, étudie les civilisations anciennes du Proche Orient à l’Université de Toronto. Le pasteur Thandazani et sa femme, Matilda, ont trois filles qui sont leur joie de vivre. Son site web est le suivant: themscproject.com
Cet article a été publié pour la première fois en anglais le 8 novembre 2022. La version de la Bible utilisée dans cette traduction est la Segond 21.