Je ne distribuerai pas La Tragédie des siècles 4/4
par Jimmy Trujillo | 2 mai 2023 |
Une autre série de raisons m’empêche de distribuer ce livre. Il s’agit de raisons théologiques.
Le protestantisme: synonyme de moralité?
A de multiples reprises, Ellen White établit un lien entre l’acceptation de la Réforme, qui pour elle équivaut à l’acceptation de la Parole de Dieu, avec la moralité, la science et la prospérité.
Concernant les mœurs, elle écrit:
Partout où l’Evangile avait été reçu, les yeux s’étaient ouverts. Les chaînes de l’ignorance, du vice et de la superstition, les plus avilissant des esclavages, avaient été brisées.[1]
Suite à l’enseignement de Wiclef, «En maints endroits, on constata une réforme radicale des mœurs».[2] Parlant de la France, elle affirme que «L’Evangile aurait apporté à la France la solution des problèmes politiques et sociaux…»[3]
Est-ce si évident que cela? Constatons-nous, dans les pays mentionnés par Ellen White qui ont accepté la Réforme comme religion nationale, un changement moral général? Bien sûr, on évoque souvent, avec quelque raison, l’honnêteté, la droiture et la rigueur protestantes. Mais la Nation protestante elle-même incarne-t-elle ces valeurs?
Prenons deux exemples: l’un qu’Ellen White connaissait même si elle n’en parle pas, l’autre plus récent.
J’ai déjà mentionné comment, aux Etats-Unis, les Amérindiens ont été traités. Que dire des populations africaines? Grâce à l’Evangile accepté, les américains ont-ils trouvé la solution aux problèmes politiques et sociaux? Cela se confirme-t-il dans le taux de criminalité, dans la pureté des mœurs? Mais plus encore. Comment une Nation fondée sur le républicanisme et le protestantisme, où les présidents prêtent serment sur la Bible, où les billets de banque et les cours de justice portent la mention «en Dieu nous croyons», comment, dans le pays de la liberté de conscience et de l’individualisme, a-t-on pu réduire pendant des siècles tant d’êtres humains à l’esclavage? Comment les protestants de Bordeaux ou les catholiques de Nantes ont-ils pu participer à ce «commerce triangulaire» dans lequel des hommes, des femmes et des enfants étaient considérés comme des «marchandises»?
En quatre siècles, ce commerce transatlantique a déporté 12,5 millions de personnes aux Etats-Unis.[4] A la fin de la guerre de Sécession, en 1865, l’esclavage a été aboli. Pourtant, tout particulièrement dans le sud que l’on appelle The Bible Belt, la situation des afro-américains ne s’est pas améliorée. Le système esclavagiste a été remplacé par un système de ségrégation avec toutes les violences et les humiliations que cela comporte.
Dès 1866, le Ku Klux Klan est fondé. Ce groupe, qui recrute chez les protestants blancs, s’apparente à un groupe terroriste, raciste, anticatholique, antisémite, anticommuniste. Il emploie le lynchage, les menaces, les incendies et les crimes de toutes sortes.
Le Klan connaîtra son apogée dans les années 1920 avec près de 4 millions de membres et une influence énorme sur la vie sociale, politique et culturelle américaine de l’époque.[5]
Nous connaissons, bien sûr, les suites de ce combat pour les droits civiques. Nous nous souvenons du «rêve» de Martin Luther King et des manifestations des Black Lives Matter. Mais les idées racistes persistent aujourd’hui chez les «suprémacistes blancs», entre autres.
L’autre exemple qu’Ellen White ne peut connaître, en tout cas dans son développement, c’est celui de l’Allemagne. Ce pays majoritairement protestant est à l’origine de deux guerres mondiales et du plus grand génocide qui ait été perpétré à ce jour: six millions de Juifs ont été assassinés.
Pourtant, c’est le pays de Luther et, disait-on, l’une des plus brillantes civilisations du monde.
Heureusement que, dans un tel contexte, il y a eu des chrétiens, catholiques et protestants, des athées, des communistes, etc. qui ont considéré que leur devoir était de s’opposer à une telle barbarie. Soyons donc prudents dans les jugements à l’emporte-pièce qu’une soi-disant appartenance religieuse, politique ou idéologique doit impliquer. C’est avant tout une question d’individus: des hommes et des femmes qui décident de résister.
D’autres exemples auraient pu être donnés, comme ceux de l’Apartheid en Afrique du sud ou des systèmes colonisateurs, aussi bien catholiques que protestants, un peu partout dans le monde.
La fidélité aux Ecritures: synonyme de prospérité?
D’autres affirmations théologiques énoncées dans le livre sans explication ni nuance ne correspondent pas à mes convictions, ni d’ailleurs à celles de l’Eglise adventiste. Ellen White écrit:
Les enseignements des Ecritures auraient au contraire implanté dans les esprits et les cœurs des principes de justice, de tempérance, de vérité, d’équité et de bienveillance, principes qui sont la pierre angulaire de la prospérité.[6]
Et à la page 306, elle ajoute:
Les athées, les incrédules et les apostats peuvent repousser et combattre la loi de Dieu, les résultats de leurs œuvres prouvent que la prospérité de l’homme dépend de l’obéissance aux statuts divins.
Nous sommes ici assez proches de ce que l’on appellera la Théologie de la prospérité. Si vous avez la foi en Dieu et que vous lui êtes fidèles (avec un accent mis sur les dons financiers), alors les bénédictions divines seront déversées sur vous, tant dans le domaine des biens matériels que dans celui de la santé.
Pourtant, nous nous souvenons de Job et des accusations de ses amis. Nous nous rappelons de tous ces textes qui nous exhortent à prendre soin des pauvres et des démunis (étranger, veuve, orphelin, etc.). Nous savons que notre Seigneur était sans péché et pourtant, il a dû affronter bien des épreuves, même celle de «ne pas avoir une pierre pour poser sa tête». Nous avons lu des textes comme celui de Jean 9.1-7.
A l’opposé, et à de nombreuses reprises, Ellen White indique le lien entre la situation de péché ou d’abandon de Dieu et la punition qui en découle dans cette vie.
La colère de Dieu s’était enflammée contre Jérusalem à cause de son péché.[7]
Aussi la nation française tout entière a-t-elle récolté les fruits de ses semailles.[8]
Tandis que les méchants seront victimes de la faim et des épidémies, les anges protégeront les justes et pourvoiront à leurs besoins.[9]
Et encore, cette terrible menace: «C’est par des châtiments terribles qu’il (Dieu) défendra les droits de sa loi outragée.»[10]
Cette conception de la «justice immanente de Dieu» est contredite par de nombreux textes de l’Ancien comme du Nouveau Testament: «Jusqu’à quand les méchants, Eternel, jusqu’à quand les méchants vont-ils triompher?» (Psaume 94.3; cf. aussi Psaume 73.12). «Au jour du malheur, le méchant est épargné; au jour de la colère, il échappe. Qui lui reproche en face sa conduite? Qui lui rend ce qu’il a fait?» (Job 21.30-31).
Et Salomon d’affirmer dans Ecclésiaste 9.2:
Tout arrive également à tous; même sort pour le juste et pour le méchant, pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur, pour celui qui sacrifie et pour celui qui ne sacrifie pas; il en est du bon comme du pécheur, de celui qui jure comme de celui qui craint de jurer.
Ne faisons-nous pas, tous, cette expérience? Ne nous est-il pas dit que Dieu fait lever son soleil sur les méchants et les bons et qu’il fait pleuvoir sur les justes et les injustes? (Matthieu 5.44-45).
Il leur répondit : Croyez-vous que ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, parce qu’ils ont souffert de la sorte? Non, je vous le dis. Mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous également. Ou bien, ces dix-huit personnes sur qui est tombée la tour de Siloé et qu’elle a tuées, croyez-vous qu’elles fussent plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem? Non, je vous le dis. Mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous également. (Luc 13.1-5)
Parce que j’ai lu d’autres textes d’Ellen G. White, je suis persuadé qu’elle-même ne pensait pas ainsi. Mais un texte polémique comme celui de La tragédie des siècles n’admet pas de nuances et ne propose pas d’autres explications. Moi, je les ai. Mais un lecteur néophyte?
Par ailleurs, pourrait-il comprendre les phrases du livre concernant la science?
Les recherches scientifiques ont fait la perte d’un grand nombre de personnes.[11] Si les gens voulaient se borner à étudier et à comprendre ce que Dieu a révélé touchant sa personne et ses desseins, ils obtiendraient une telle vision de la gloire de la majesté et de la puissance de Jéhovah, qu’écrasés par leur petitesse, ils se contenteraient de ce qui a été révélé pour eux et pour leurs enfants.[12]
«Se borner à» risque de faire des gens bornés.
Le Grand Conflit[13] nous dit, ce que nous savions déjà mais avec les erreurs et les partis pris en moins, que la religion a été trop souvent, et est encore aujourd’hui, un facteur de conflit et d’intolérance. Les chrétiens eux-mêmes, qui croient en un Dieu d’amour, se sont mutuellement étripés. Devons-nous continuer dans ces batailles ou plutôt nous repentir?
Je ne peux en conscience distribuer ce livre.[14]
- Ellen G.White; La tragédie des siècles; Ed. Vie et santé; 1983; p. 298 ↑
- Ibid. p. 97 ↑
- Ibid. p. 300 ↑
- Nina Strochlic: Comment l’esclavage s’est développé aux États-Unis https://www.nationalgeographic.fr/histoire/2019/08/comment-lesclavage-sest-developpe-aux-etats-unis ↑
- Alain Constant, Octobre 2013; Ku Klux Klan, une histoire américaine: les démons racistes des Etats-Unis; https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/10/13/ku-klux-klan-une-histoire-americaine-les-demons-racistes-des-etats-unis_6055888_3246.html.↑
- Ellen G.White; La tragédie des siècles; Ed. Vie et santé; 1983; p. 299 ↑
- Ibid. pp. 27; 242; 244; 245. ↑
- Ibid. p. 285 ↑
- Ibid. p. 682 ↑
- Ibid. p. 680 ↑
- Ibid. p. 569 ↑
- Ibid. p. 570 ↑
- Nom d’une des éditions françaises de La tragédie des siècles. ↑
- Pour davantage de raisons encore cf. Jacques Trujillo ; Analyse de La tragédie des siècles. 2023. ↑
Au cours des années, Jimmy Trujillo a travaillé au sein l’église Adventiste en tant que pasteur, responsable de la jeunesse à la Fédération France Sud et à l’Union Franco-Belge ainsi que secrétaire puis président de cette même Union. Il jouit maintenant d’une retraite bien remplie.
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