Les dangers de la démonisation et de la pensée polarisée
par Loren Seibold | 29 août 2023 |
J’ai grandi dans une ferme du Dakota du nord. Ma famille possédait des tracteurs agricoles John Deere verts, et non des tracteurs International Harvester rouges. Enfant, cela semblait être une loyauté importante, et je me souviens avoir argumenté avec mon ami Keith à propos de la qualité de leurs tracteurs rouges en comparaison avec nos tracteurs verts – bien entendu, c’était une opinion qui ne se basait sur rien d’autre que sur le fait que les tracteurs de notre famille étaient verts.
De la même façon, en ce qui concerne notre loyauté envers des personnes ou des idées, nos opinions ont tendance à se situer aux pôles. En politique, beaucoup pensent que leur propre parti n’a aucun défaut, tandis que celui de l’opposition est totalement corrompu. Bien sûr, il s’agit là d’une simplification excessive nuisible. Mais ceux qui sont au pouvoir pensent eux-mêmes en ces termes et sont donc incapables de travailler les uns avec les autres pour gouverner la nation, au détriment de tous.
Dans le domaine religieux, le pape m’a été présenté, pendant la majeure partie de ma vie, comme totalement corrompu – un diable en robe blanche avec un grand chapeau. Si quelqu’un suggérait qu’un pape avait fait ou dit quelque chose de bien, la réaction était: «Oui, cela fait partie de la tromperie!» Un de mes amis a récemment fait remarquer que le pape François était le pape le plus attaqué de tous les temps. Pourquoi? Parce qu’il semble plus humain et plus progressiste que ses prédécesseurs; si vous détestez suffisamment quelqu’un, même le fait qu’il fasse preuve de bon sens et de bonté est une preuve supplémentaire qu’il est manifestement mauvais.
La plupart d’entre nous n’aiment pas flotter quelque part dans le gris nuancé, entre les tracteurs rouges et les tracteurs verts, entre l’obscurité et la lumière, entre les adventistes et les catholiques. Même les faits n’aident pas: nous interprétons les données, quelles qu’elles soient, pour étayer nos idées les plus opiniâtres. Si les tracteurs verts tombent en panne, c’est malheureux mais inhabituel. Si les tracteurs rouges tombent en panne, c’est typique de cette marque. Si des prêtres catholiques sont accusés de pédophilie, cela montre à quel point ils sont profondément et irréversiblement mauvais. Si des malversations sexuelles surviennent au sein de notre église, eh bien, ce n’est qu’un événement malheureux.
Pour certains de mes amis adventistes, tout ce que fait frère Ted Wilson est sournois, pervers et motivé par de mauvaises intentions. C’est une position qui n’est pas particulièrement utile. Je crois que Ted Wilson aime l’Eglise adventiste du septième jour et qu’il a de bonnes intentions à son égard. Il se trouve que je pense que la direction qu’il fait emprunter à l’église n’est pas la bonne, et que cela blesse beaucoup de personnes. Je ne crois pas qu’il ait des motivations sinistres. Que ses motifs soient non testés, peut-être. Qu’il soit inconscient du mal qu’il fait à beaucoup, ou peut-être indifférent, c’est possible. Qu’il se prenne trop au sérieux dans son rôle, probablement. Qu’il soit coincé dans un passé imaginé plutôt que d’essayer de s’adapter à un avenir changeant, sans aucun doute. Qu’il cherche à manipuler, certainement.
Mais malgré tout cela, je suis sûr que c’est un homme bien intentionné qui, à mon avis, a terriblement tort.
Le danger de diaboliser
J’ai des opinions personnelles que j’ai exprimées fréquemment dans des articles comme, par exemple, celles-ci: les adventistes ne devraient pas être définis par leur haine des catholiques; dans notre eschatologie, nous nous appuyons trop sur la peur et la conspiration; la structure organisationnelle de notre dénomination est trop lourde; on ne fait pas assez pour maintenir en vie les petites églises; nous ne devrions pas marginaliser les gens, que ce soit en raison de leur race, de leur orientation sexuelle ou de quelque autre caractéristique car, nous tous pécheurs, devrions être traités chaleureusement et accueillis au sein de l’église. A la tête de ma liste d’opinions, je place celle-ci: la foi concerne la grâce de Dieu envers nous et notre amour envers les autres plus qu’elle ne concerne la nourriture, les doctrines ou le confessionnalisme.
Parce que ce ne sont pas là des points de vue nécessairement adventistes, j’ai appris que j’avais des ennemis. Les gens ont écrit à mon sujet comme si j’étais une sorte de démon en forme humaine qui souhaite détruire l’Eglise de Dieu. Je trouve cette étiquette jésuite quelque peu amusante, mais elle me rend aussi triste quand je pense à ceux qui vivent avec tant de haine et de peur à l’égard d’une personne qu’ils n’ont jamais rencontrée. Quel Dieu désagréable ils adorent, et comme ils doivent se sentir misérables!
S’ils ont le droit d’avoir leur opinion en ce qui concerne ma théologie et mes priorités religieuses, ils n’ont pas le droit de me considérer comme entièrement hostile, malveillant et destructeur. J’ai réfléchi longuement et dans la prière à mes différends avec l’Eglise. De plus, contrairement à ceux qui me diabolisent, j’admets que j’ai peut-être partiellement tort et d’autres partiellement raison. Je suis prêt à écouter, car à ce stade de ma vie, je suis certain que rien n’est jamais aussi simple et aussi clair qu’il y paraît au premier abord.
Les problèmes ne se résolvent pas mieux lorsqu’on s’accroche à sa position opiniâtre mais plutôt lorsqu’on est ouvert à un milieu nuancé. Lorsque la solution se décide aux extrêmes, cela conduit souvent à des schismes, ou du moins à un mauvais fonctionnement organisationnel – ce qui ressemble à ce dont nous faisons l’expérience en ce moment. Les problèmes ne se résolvent pas mieux lorsqu’on s’en tient à un ensemble de priorités en noir et blanc qui déclarent «aime-le ou laisse-le» – l’une des méthodologies de leadership que je reproche à frère Wilson. Les problèmes sont résolus par une réflexion et une écoute constructives, sans exagérer les conséquences négatives, sans insister sur le fait qu’il n’y a qu’une seule solution, et sans mettre ses ennemis au rebut.
En général, une bonne résolution des problèmes implique des compromis. Cela signifie essayer de trouver des solutions où tout le monde est gagnant (une autre chose qui, malheureusement, semble être mal comprise par frère Wilson). Cela implique écouter l’Esprit dans son action locale, et pas seulement chercher à obtenir un vote d’une structure confessionnelle mondiale que l’on peut ensuite utiliser pour contraindre les gens.
J’ai souvent remarqué que les choses changent non pas parce que quelqu’un a décidé de les changer, mais parce qu’avec le temps, le paysage existentiel change. L’environnement culturel et intellectuel change. Certains influenceurs meurent et d’autres prennent leur place. Certaines priorités s’effacent et d’autres se renforcent. Ce qui était autrefois très important perd de son importance, et de nouvelles façons de voir le monde émergent. Les bons dirigeants sont conscients de ces courants, et ils en profitent pour faire évoluer leur organisation dans des directions constructives plutôt que de lutter pour rester ancrés dans le passé.
Malgré cela, la religion organisée a tendance à s’enraciner dans des fossés opiniâtres en exagérant les arguments en faveur des anciens points de vue dans des termes crus et alarmants jusqu’à ce qu’elle perde toute crédibilité au sein de la culture qui l’entoure. Ce n’est pas un hasard si l’identité religieuse qui connaît la croissance la plus rapide parmi les jeunes est celle de ceux qui se déclarent nones (aucune).
Malheureusement, même si nous avons la possibilité de poser nos regards sur le passé et de constater que, par exemple, une théologie de séparation des races (que la plupart des chrétiens soutenaient autrefois) est maintenant discréditée, nous ne semblons pas reconnaître que la religion évolue avec le temps. Si nous nous rappelions de cela plutôt que de nous concentrer sur une nouvelle polémique, nous pourrions nous préparer à la prochaine phase de notre existence et ne pas y être entraînés en pleurant et en grinçant des dents.
Réinvention
Vous avez entendu parler de la façon dont un artiste ou une entreprise a été «réinventé» pour jouir d’une période de succès plus longue. Combien de phases Frank Sinatra a-t-il traversées pour rester au sommet toute sa vie? Cela ne s’est pas produit en faisant une seule chose et en s’y tenant coûte que coûte, pour toujours. En cours de route, il a fait de la musique qui faisait un peu sourire – dans un effort de rester contemporain, certaines de ses adaptations de chansons rock étaient pathétiques – mais il a persévéré et n’a jamais cessé d’essayer, devenant même un acteur plutôt bon.
Au milieu des années 1990, un de mes amis a vendu ses 10.000 dollars d’actions Apple parce que, disait-il, cette compagnie n’allait nulle part. Il a plutôt investi chez IBM. Mais Apple s’est réinventé.
La réinvention ne se fait pas à l’aide d’opinions rigides et inflexibles ou en s’en tenant à une seule façon de faire les choses. Le progrès ne vient pas en diabolisant une idée et en refusant d’en considérer de nouvelles. Le succès vient de la créativité, de l’écoute, de la compréhension des besoins, de la mise en place de changements, de la prise de risques et aussi de quelques échecs. Dans le cas d’Apple, certaines personnes ont dû s’éloigner et d’autres ont dû intervenir. Souvent, la solution apparente n’est pas du tout la solution: Apple ne s’est pas focalisé sur son produit phare, les ordinateurs, mais a tourné son attention vers les lecteurs de musique de poche, ce qui a finalement conduit à une révolution dans le domaine des téléphones. Qui aurait cru? Quelqu’un l’a cru, et cela a payé.
Je doute que les innovateurs savaient que tout ce qu’ils allaient essayer réussirait, mais ils savaient comment tirer parti des opportunités qui se présentaient à eux, et ils ne les ont pas méprisées en faveur de choses qui pouvaient être laissées de côté sans que rien ne soit perdu.
C’est pourtant ce que les religions ont tendance à faire: mourir tout en s’accrochant vaillamment à des choses de valeur douteuse et en fermant les yeux sur les opportunités de l’avenir. Parce que si vous aviez autrefois raison sur quelque chose, la logique veut que ayez toujours raison sur ce point; au diable la «révélation progressive».
Une pensée polarisée
Alors que l’Eglise adventiste du septième jour s’avance vers l’avenir, nous allons entendre beaucoup de réflexions polarisées. Beaucoup de diabolisation de personnes et d’idées. Beaucoup de prédictions qui affirmeront qu’à moins de s’en tenir à une seule façon de voir l’Eglise et à une seule façon de comprendre Dieu et la Bible, nous allons sombrer dans les flammes. Nous entendrons des mots comme apostasie et hérésie, ainsi que des explications sur notre incapacité à répondre aux attentes de Dieu à notre égard et sur le fait que Jésus ne revient pas parce que nous ne sommes pas parfaits. Nous remarquerons de plus en plus de tentatives visant à cristalliser et à imposer des croyances au sujet d’Ellen White, de la Bible et de la mission de l’Eglise en des termes intransigeants.
Il me semble évident que consolider le passé encore plus fermement, se retrancher dans nos positions historiques, élaborer des stratégies et des politiques plus régressives et les appliquer avec des intentions punitives n’est pas la manière dont nous progresserons vers un avenir meilleur. Par contre, les problèmes seront résolus par des voix rationnelles et sensées. Par des arguments pleins de bon sens. Par un déplacement respectueux de certaines personnes et une invitation lancée à d’autres. Par une évolution subtile de la pensée qui s’exprime d’abord personnellement, puis localement, puis de façon globale. Par une identification des principes essentiels sur lesquels prendre appui plutôt que par une insistance à tout sauver, même ce qui est d’une importance douteuse.
Nous manquons à l’heure actuelle de dirigeants courageux et dynamiques qui proposent des solutions créatives. Mais encore une fois, soyons-en bien conscients: ce qui se produit sous nos yeux en ce moment est la réaction d’une église anxieuse, inquiète, craintive et qui a de sérieux doutes sur elle-même. Cela ne veut pas dire que nos leaders sont de mauvaises personnes; ils sont simplement trop craintifs et trop sclérosés dans leur pensée pour faire autre chose que de s’en tenir à leur position. Soyons donc particulièrement vigilants à nous opposer aux mauvaises idées, mais à ne pas diaboliser ceux qui les mettent en avant. Une pensée qui a tendance à l’exagération et à la polarisation ne fonctionne pas mieux pour les progressistes que pour les conservateurs. Même si nous dénonçons clairement et sans détour les erreurs que nous constatons et essayons d’identifier des solutions, il nous faut reconnaître que nos dirigeants sont des humains imparfaits mais bien intentionnés.
Ce que frère Wilson fait à l’Eglise est préjudiciable, et je ne blâme pas certains membres pour être déçus, voire même en colère. Mais, maintenant plus que jamais, nous avons besoin de voix averties, de penseurs réfléchis, d’individus qui n’ont pas peur des zones de gris, d’hommes et de femmes qui savent comment travailler dans les domaines de l’organisation et des relations et surtout comment œuvrer avec ceux avec qui ils sont en désaccord pour trouver des solutions.
Bien souvent, je suis déçu par ceux qui comprennent ce qui ne va pas et savent comment y remédier mais refusent de prendre la parole. En tant qu’éditeur, je me vois refuser régulièrement des requêtes d’articles par des retraités qui me disent qu’ils sont profondément préoccupés par un problème de l’église qu’ils connaissent intimement; ils n’ont rien à perdre en s’exprimant, mais ils refusent catégoriquement d’articuler leurs doléances officiellement. Pourquoi? A l’heure actuelle, nous avons vraiment besoin que ces individus fassent preuve de courage plutôt que de marmonner leur mécontentement dans les coulisses.
Encore une fois, nous avons besoin de voix honnêtes et nuancées pour exprimer ce qui est vrai. La polarisation n’aide pas, pour des raisons à la fois morales et pratiques.
Loren Seibold est un pasteur à la retraite et directeur de rédaction à Adventist Today. Une version de cet essai a été publiée en octobre 2019, puis à nouveau le 30 avril 2023 sur le site d’Adventist Today.
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