L’eunuque éthiopien, lecteur de la Bible: un exemple à suivre
par Jean-Claude Verrecchia | 28 juin 2024 |
Le livre des Actes, dans lequel Luc relate des épisodes qui ont marqué les débuts du christianisme, raconte l’histoire de l’eunuque éthiopien venu à Jérusalem pour adorer. Luc raconte l’histoire de cet eunuque comme une expérience personnelle de lecture d’un texte biblique – en fait le seul de tout le Nouveau Testament – plein d’enseignements pour les lecteurs de la Bible aujourd’hui.
L’homme qui sort de son monde
On pourrait s’attendre à ce que le lecteur soit juif. Il ne l’est pas. Il vient de l’étranger, d’Éthiopie, à quelque trois mille kilomètres de là. Il est noir. Il appartient à une catégorie sociale sans doute privilégiée. Notre homme est le ministre des Finances de la reine d’Éthiopie. Enfin, en tant qu’eunuque, il porte les stigmates d’une identité sexuelle complexe. L’Éthiopien choisit Jérusalem comme lieu de culte. En d’autres termes, pour adorer, il quitte son propre monde. Il choisit de ne pas rester dans son for intérieur, dans son monde, dans ses croyances, dans ses certitudes. Il prend la décision de se confronter à un autre univers. Ce n’est pas un choix simple. La route vers Jérusalem sera longue. L’accueil qu’il y recevra sera sans doute plutôt réservé. À l’époque, les étrangers non juifs n’étaient pas toujours les bienvenus à Jérusalem. Quant aux eunuques, l’accès au temple leur était tout simplement interdit. Tous ces obstacles ne le découragent pas. Il veut vraiment adorer.
L’homme qui investit
Non seulement l’eunuque a dû subir ce voyage inconfortable, mais il a également dû payer de sa poche. Se procurer un rouleau du livre d’Isaïe (de plus de 7 mètres de long) va lui coûter cher. Il n’y a pas d’Amazon à l’époque, ni de librairie biblique où il peut acheter une édition du prophète pour quelques euros. Convaincre un scribe de lui vendre, à lui qui n’est pas juif, un rouleau complet est sans doute délicat, les rouleaux étant à l’époque réservés au temple et aux synagogues, et non à la lecture personnelle. Il a sans doute dû dépenser plusieurs milliers d’euros pour acquérir le précieux rouleau. Mais il n’a pas hésité un instant. On paie cher quand on est convaincu de l’importance du livre.
Hors de Jérusalem
Curieusement, Luc ne dit rien de ce qui s’est passé à Jérusalem. Toute l’histoire se déroule en dehors de la ville, sur la route qui traverse le désert de Judée entre Jérusalem et Gaza. Il faut rappeler ici que le désert est le lieu privilégié de la révélation divine. Ce n’est pas dans le temple ou dans une synagogue que se déroule l’histoire, et notamment l’acte de lecture, mais en dehors de ces lieux prétendument religieux, qui ne le sont plus.
L’humble lecteur
L’Éthiopien n’attend pas d’être confortablement installé dans son bureau de ministre des Finances d’Éthiopie pour lire le manuscrit qu’il a si chèrement acquis. Il ne peut attendre, comme si un feu le dévorait de l’intérieur. Il lit, ballotté sur son char, jusqu’au moment inattendu où son attelage est dépassé par un coureur, Philippe, qui lui pose une question un peu irrespectueuse: «Comprends-tu ce que tu lis?» En d’autres termes, moi, Philippe, je suppose que toi, VIP éthiopien, ne comprends pas malgré tes diplômes. L’Éthiopien aurait pu regarder Philippe avec un regard condescendant, du haut de sa grandeur et de son rang prestigieux. Il aurait pu faire semblant de comprendre. Mais il avoue humblement ne pas comprendre. Ce lecteur est humble. Il reconnaît ses limites. Et surtout, il reconnaît qu’il ne peut pas comprendre sans que quelqu’un lui explique le texte.
L’Éthiopien a lu le texte. L’Éthiopien en a compris la lettre. Il a compris que ce texte parle de quelqu’un. Autrement dit, il a compris ce qui était écrit. Mais surtout, il a compris que ce qui était écrit ne suffisait pas, qu’il fallait dépasser ce stade de l’écriture. L’Écriture ne devient parole de Dieu que lorsque nous en comprenons le sens. Ce n’est pas la répétition ad nauseam d’un texte de la Bible qui en fait automatiquement et magiquement la parole de Dieu. À la question de savoir ce qui est écrit, l’Éthiopien pouvait répondre : Il est écrit un homme. Mais la grande question est restée sans réponse: qui est cet homme? Isaïe parle-t-il de lui? Ou bien parle-t-il de quelqu’un d’autre? À ce moment-là, l’Éthiopien était comme perdu, suspendu dans le vide.
Philippe vient à son secours en lui posant la grande question de la compréhension, c’est-à-dire de l’interprétation. En d’autres termes: “Es-tu capable de passer du texte – c’est écrit – au sens du texte – qu’est-ce que cela veut dire? Es-tu capable de passer de ce que le texte dit à ce qu’il signifie? Es-tu capable d’identifier le personnage en question?
De ce que le texte dit à ce qu’il signifie. De ce qu’il signifie à ce qu’il faut faire
Philippe lui annonça la bonne nouvelle de Jésus. L’homme présenté par Isaïe n’est autre que le Seigneur. Les mots du texte se transforment en une découverte, une rencontre avec Jésus sauveur, son sauveur, lui l’étranger en marge de la société. Quand on dépasse la lettre du texte, quand on découvre ce qu’il signifie, alors le texte devient une rencontre, une rencontre extraordinaire avec le Seigneur. Et quand on a rencontré le Seigneur, on passe à l’étape ultime, celle de l’action. Que dois-je faire? Que dois-je changer? Lorsque la foule a entendu le discours de Pierre, elle a posé la question: «Frères et sœurs, que ferons-nous?» (Actes 2.38). Ici, la question contient la réponse: «Qu’est-ce qui m’empêche d’être baptisé?»
La lecture comme miracle
Nous ne pouvons pas ne pas mentionner le caractère miraculeux de cette histoire, qui indique que la lecture de la Bible et son interprétation sont un miracle, ou plutôt un processus guidé du début à la fin par la présence et l’intervention de Dieu. Tout d’abord, l’ange du Seigneur demande à Philippe d’intervenir (Actes 8.26). Ensuite, l’ange dit à Philippe de s’avancer et de rejoindre le char (Actes 8.29). Puis, miraculeusement, l’Éthiopien lit Esaïe 53 (on imagine mal ce qu’aurait été cette étude biblique s’il avait lu une généalogie dans le livre des Chroniques). Enfin, dernier miracle: en plein désert, au bon moment, un baptistère sur la route, prêt pour la cérémonie. Lorsque vous lisez la Bible, vous entrez dans un domaine particulier, sacré, celui du miracle, comme Moïse devant le buisson ardent. Humilité s’il vous plaît. Ce n’est pas vous/nous qui avons le contrôle, c’est le Saint-Esprit.
Une lecture joyeuse
Aussi miraculeusement qu’il est intervenu au début de l’histoire, l’Esprit emporte Philippe. Qu’à cela ne tienne. L’eunuque poursuit son chemin dans la joie (Actes 8.40). L’étape ultime de la lecture et de l’interprétation de la Bible est la joie. Tout autre sentiment pourrait indiquer que l’acte de lecture et d’interprétation n’est pas achevé, ou pire, qu’il est défectueux.
Contre-exemple
Lorsque les mages interrogent Hérode sur l’endroit où se trouve le nouveau-né, le roi des Juifs (Matthieu 2), celui-ci consulte tous les grands prêtres et les scribes. Hérode ne sait pas. Mais eux savent. Ils connaissent la réponse. Ils citent immédiatement le bon paragraphe, le bon verset du bon livre. Dans Michée, paragraphe 15, alinéa 3… Il est écrit: «à Bethléem de Judée». Excellent. C’est écrit. Il est écrit. Et alors? Et après? Croyez-vous un instant qu’ils ont décidé de se joindre aux mages et d’aller immédiatement à la rencontre de Jésus, le roi des Juifs? Le voyage était court: 10 km, moins de deux heures de marche. Non, ils ne l’ont pas fait. Ils sont restés là où ils étaient, dans leur monde, engoncés dans leur savoir stérile, pétrifiés.
Trop souvent, nous lisons encore comme des scribes et des grands prêtres. Nous savons ce qui est écrit, ou nous croyons le savoir, mais c’est un savoir stérile, sans implications pour notre vie, juste une nouvelle de plus. Pire encore, nous nous cachons derrière ce qui est écrit, souvent pour fustiger les autres. Il est temps de sortir de Jérusalem, de nos traditions, de notre égocentrisme, comme les mages, comme l’eunuque, et d’aller jusqu’au bout de la lecture, de poser des actes consécutifs à la lecture, et finalement de rencontrer le divin.
Jean-Claude Verrecchia a également publié cet essai sur son blog. Rejoignez-le!